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Par ITEM (CNRS) le 1 Mai 2014 à 12:37
En attendant l'article à venir sur Francis Crémieux, voici un bref extrait de sa voix, enregistrée lors d'une de nos rencontres. Je venais, avec le résultat de mes premières recherches solliciter la mémoire de ce grand homme de radio, et, pour la commodité de la conversation ( afin de ne pas s'interrompre à tout instant pour prendre des notes) nous avions convenus d'enregistrer. Cela, évidemment, est aujourd'hui pour moi un document cher à ma mémoire.
En dépit de sa mauvaise qualité technique (un simple dictaphone posé sur la table) j'en ai sauvé divers extraits. En voilà un, dans lequel Crémieux évoque le premier souvenir qu'il a gardé d'Aragon : un souvenir de radio. Aragon venait de recevoir le prix Renaudot pour son roman "Les Beaux quartiers".
L'INA ne conserve pas trace de cet interview, qui n'a peut-être pas été enregistrée (ou effacée juste après diffusion). En revanche, le journal l'Humanité la reproduit dans son édition du 12 décembre 1936. En raison de sa rareté - et de sa brièveté - j'en donne la transcription ci-après. Notons que le 17 du même mois, et plus longuement cette fois, Aragon signe dans le quotidien qui l'emploie un très passionnant article au sujet de ce prix : "Et si je disais ce que j'en pense ?"
Cet exemple suffirait seul à montrer l'intérêt qu'il y a à croiser les textes imprimés, les témoignages et les archives audiovisuelles : un texte perdu ici se retrouve là, que vient commenter un troisième etc. La méthode que je préconise pour étudier Aragon est donc celle-ci : prendre absolument en compte toutes les traces que nous avons, en les observant chronologiquement et sur un laps de temps très court, afin de les obliger à dialoguer. Et ainsi saisir la création et l'homme dans leur développement quotidien.
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Interview donnée le mercredi soir à Paris P.T.T. :
- Comment avez-vous été amené à écrire votre roman, "Les Beaux quartiers" ? C'est-à-dire quelle a été l'idée directrice de ce roman ?
- La considération des divisions profondes qui existent entre les Français et le désir de chercher avec ceux-ci le moyen de faire cesser ces divisions. C'est pourquoi au dernier chapitre des "Beaux quartiers", l'un des héros de ce livre, Armand, découvre un sentiment entièrement nouveau : le patriotisme, dans l'acception la plus élevée de ce mot.
- Si je vous comprends bien votre livre est à la fois d'inspiration philosophique et politique ?
- Oui, ce livre est le développement d'un matérialisme agissant et je tiens à féliciter ici le jury du Prix Théophraste Renaudot pour le courage qu'il a montré en couronnant un livre communiste.
- Votre livre demeure pour moi essentiellement un poème. J'y trouve pour ma part dans le style l'influence de James Joyce et de Céline. Peut-être pourriez-vous me dire qui vous reconnaissez comme vos maîtres ?
- Je distinguerai, si vous le voulez bien, les maîtres de mon langage et les maîtres de ma pensée. Pour ce qui est du langage je me bornerai à citer au premier rang Arthur Rimbaud et Lautréamont. Pour ce qui est de ma pensée, les maîtres en sont d'abord les matérialistes français, et particulièrement Diderot, et plusieurs écrivains politiques : Marx, Lénine, Staline.
- Comme je tiens à vous considérer essentiellement comme poète et que vous avez écrit un livre qui s'appelle "Le Traité du style" voudriez-vous me dire quelle est votre conception esthétique de la littérature ?
- Ma conception de la littérature, comme de tout art, relève essentiellement du réalisme, non pas d'un réalisme primitif comme chez le naturaliste qui se borne à décrire ce qu'il voit. Le réalisme que je défends entend connaître la réalité, la faire connaître et la transformer.
- Il me reste à vous poser une question traditionnelle. Etes-vous content ?
- Je ne saurais être pleinement heureux au jour où l'Escorial est bombardé et où le peuple espagnol se trouve sous une menace qui vise également la France.votre commentaire
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Par ITEM (CNRS) le 25 Juin 2013 à 19:00
ARAGON : L'OEUVRE PARLEE par Nicolas Mouton (19 juin 2013)
"...de la prose de Sainte-Eulalie à la parole enregistrée d'un poète..."1, il reste bien des paysages d'Aragon à parcourir, et leurs charmes ré-enfantent sans cesse notre désir de voir et d'entendre. C'est cette faim qui alimente la vie posthume d'un auteur, l'ivresse des livres. Il ne se passe pas d'année sans que des chercheurs, des érudits ou des passionnés exhument un texte inédit, un témoignage, des portraits inconnus, donnent lecture nouvelle d'un volume ou analysent la composition, les repentirs et le roman d'un manuscrit. En rendant public le résultat de leurs travaux, ils prolongent le geste d'Aragon léguant à la Nation ses archives ainsi que celles d'Elsa Triolet.2
Si choisir est le propre de l'homme, en mettant non une sélection mais l'ensemble de ses manuscrits, livres, papiers personnels, photographies à la disposition des chercheurs - et par là des lecteurs de demain - Aragon a clairement fait le choix de n'en pas faire. Son parti pris de "confection", dont l'entreprise de L'Oeuvre Poétique est l'aboutissement, nous laisse face à un habit de mots dont le patron est tracé, l'étoffe imprimée, les textes principaux recousus ensembles, mais qui demande à être complété, ajusté parfois, avec tout le matériel dont nous disposons. Autrement dit : chaque document qui nous reste peut trouver sa place dans cette grande "parlerie" du siècle. Le moindre indice doit devenir sinon un pas du moins une trace.
En ouvrant ses pages aux archives audiovisuelles, dont j'inaugure aujourd'hui la rubrique à l'invitation de Luc Vigier, directeur de l'Equipe Aragon, l'Item s'inscrit dans cette démarche. Aragon avait une conscience très forte de la valeur d'imprimerie de l'enregistrement : il fixe, transmet, conserve. Il fallait, pour graver sa voix dans la cire, la bande magnétique ou le film, faire ce pari qu'un jour les lecteurs futurs auraient l'envie de redécouvrir le corps de l'écrivain, et que ce corps aurait quelque chose à leur dire.
Les enregistrements, films ou disques d'Aragon restaient jusqu'alors négligés, car dispersés. Je me suis proposé d'en faire le recensement le plus complet possible, le classement et la transcription, qui feront l'objet d'une publication.3 Aragon en aura publié deux en volume, affirmant par là son autorité sur ces documents : Entretiens avec Francis Crémieux, sur Le Fou d'Elsa (Gallimard, 1964) et une plaquette reprenant le texte d'un entretien accordé à la télévision canadienne en 1969, Le Sel de la semaine, par Fernand Seguin. Le livre Aragon parle, avec Dominique Arban (Seghers, 1968) est d'une autre nature et ne saurait être comparé aux documents dont je vais ici parler. Seule la série conçue avec Crémieux a eu fréquemment les honneurs de rediffusions, d'ailleurs toujours partielles : il y avait donc beaucoup à redécouvrir, à réécouter.
Quand notre enquête nous a mis sur la piste d'une archive, il faut d'abord en obtenir le droit de consultation, puis la localiser dans l'endroit où elle est stockée (elles sont souvent mal rangées), la faire sortir, trouver une cabine avec du matériel professionnel pour l'écouter : ce sont les premières étapes d'un processus de réactivation, notion chère à Jean-Toussaint Desanti. En regardant un film, en écoutant un disque ou une archive radiophonique, nous réactivons les propos mais aussi l'histoire du support, la personnalité de celui qui a usé d'une technique (ou l'a inventée), les circonstances du temps... Cet usage répété intègre dans notre présent des vestiges du passé, le mêle à notre conscience, notre réflexion : nous vivons cycliquement et gardons souvenir de ce que nous n'avons pas vu. Nous touchons des voix éteintes, des inconnus deviennent familiers et leurs émotions disparues nous traversent encore. Enfin, notons que cette réactivation peut se faire avec plus ou moins de suite dans les idées, et Jean-Toussaint Desanti note que celui qui réactive le plus méthodiquement fait œuvre de philosophe (je dirais pour mon compte : œuvre de critique) : le passé devient notre avenir.
Le premier contact avec une archive, la première écoute est celle de la surprise (répulsion ou ravissement) d'un corps inconnu, et une seule vraie question se pose : est-il excitant ? La réécoute, c'est aller à la rencontre d'un plaisir promis – et bien sûr la déception reste possible. Mais si une voix, un propos, une tonalité musicale vous ont laissé froid, rien ne sortira jamais de ce premier effleurement ; la réécoute ne fera que rendre plus exaspérants les défauts qui vous avaient dès l'abord froissé les sens. Aragon plus que tout autre écrivain français, à ma connaissance, a pris la mesure du potentiel séducteur de ces machines parlantes, qui s'y entendent comme personne pour embobiner et rembobiner la pensée. Sa palette vocale est d'une infinie variété et il excelle à donner un tour original à la moindre anecdote. Cependant aucun discours n'est vain, ou grisé de son éclat : chaque intervention est travaillée, réfléchie et s'exprime dans un style tendu aux approches de la langue écrite. Le corpus invente sa forme au fur et à démesure de sa propre accumulation, à la manière d'un "qui je parle me crée". Les archives sont filles uniques et n'ont point de sœurs jumelles. Qui dis semblent s'assemblent.
Présenter les archives audiovisuelles d'Aragon dans un ordre chronologique serait à la longue fastidieux et ferait double emploi avec le recueil à paraître, d'autant qu'il ne sera sans doute pas toujours possible d'en publier un extrait. A cette démarche systématique j'opposerai donc la promenade et choisirai nos haltes au hasard des rencontres ou de ma fantaisie. Il n'est pas exclu que nous rencontrions d'autres compagnons dans les alentours d'Aragon, amis, témoins, ou personnages participant du décor intellectuel du siècle.
Enfin je réclame pour finir l'indulgence du lecteur averti : il est à craindre que mes évocations, qui ne prétendent nullement être des analyses mais des chroniques, jurent avec les études savantes habituellement publiées ici. C'est un amateur qui parle et non un spécialiste, dont j'ignore exactement ce qu'il est, si ce n'est un amoureux qui a persisté dans sa passion. En ce sens, le lien n'est peut être pas rompu entre la recherche et le lecteur-ami dont parle si bien Elsa Triolet dans La Mise en mots4.
1 "Prose de Sainte Catherine", in Le Nouveau crève-cœur (Gallimard, 1948).
2 CNRS, 4 mai 1977.
3 Réalisée avec l'accord de Jean Ristat en coédition INA/Gallimard, cette initiative m'a été confié grâce à la générosité de Daniel Bougnoux, auquel elle avait d'abord été proposée. Je tenais à publiquement lui en rendre grâces.
4 Skira, "Les sentiers de la créations", 1969.
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